Retour sur les GuptaLeaks et l’organisation des journalistes d’investigation sud-africains pour traiter ces données à l’occasion de la Conférence internationale des journalistes d’investigations qui se déroulait à Johannesburg du 15 au 19 novembre.
Juin 2017. Des centaines de milliers de documents et d’emails sont transmis par des lanceurs d’alertes aux journalistes locaux du Daily Maverick, quotidien en ligne, et de AmaBhungane, centre de journalisme d’investigation à Johannesburg.
Plus de 200 000 emails et documents lèvent le voile sur les relations entre la richissime famille indienne Gupta et le gouvernement sud-africain.
Au fil des années, la famille indienne s’est accaparée des secteurs clés de l’économie sud-africaine, notamment les transports ferroviaires et les médias, et les liens se sont tissés insidieusement avec le gouvernement : peu de temps après l’élection de Jacob Zuma, les Gupta ont notamment placé sa fille à la tête de leur société informatique Sahara Computers. Jacques Paw, journaliste d’investigation qui a couvert l’apartheid, a vu cette “capture” progressive de l’Etat : “Des entreprises criminelles ont peu à peu infiltré l’Etat et se sont positionnées de telle façon qu’ils peuvent contrôler ses actions et entraîner sa dilution.”
Des invitations de ministres et de chefs d’entreprise à Dubaï pour une mystérieuse réunion avec les Gupta, des propositions de soutien financier pour inciter la nomination de certaines personnes au plus haut sommet de l’Etat… Les échanges d’emails auxquels ont eu accès les journalistes révèlent cette main-mise de la famille sur les affaires étatiques du pays :
“Personne n’est dupe ; en Afrique du Sud tout le monde est au courant depuis des années de la capture de l’Etat, nous n’avions simplement pas réalisé que c’était aussi grave !”
Susan Comrie est journaliste d’investigation à AmaBhungane. Depuis plusieurs années elle fait partie des journalistes qui pointent du doigt les liens entre les familles Gupta et Zuma : “Les Gupta utilisent leur argent pour nommer des ministres dans notre pays ou signer des contrats pharaoniques avec l’Etat. En lisant les mails, j’ai été choquée de découvrir le degré de corruption au sein de l’entourage proche du président et de ses ministres.”
Pour les journalistes, cette fuite de données constitue une source d’informations précieuses sur les coulisses des systèmes mis en place par l’Etat avec le soutien des Gupta : “Nous avons eu les détails de mécanismes fiscaux très précis de fraude ou d’évasion fiscale, de pot-de-vin avec des sociétés internationales.” affirme Susan Comrie.
Elle se félicite de l’impact de cette enquête collaborative à l’échelle nationale : “Le public est vraiment choqué, vous entendez parler des GuptaLeaks sur toutes les stations de radios locales, même dans les plus petites villes du pays.”
Côté gouvernement, Susan Comrie sait qu’il faudra du temps pour faire bouger les choses et que la balle est désormais dans le camp de la police pour faire avancer l’enquête : “Notre problème c’est que nous n’avons accès qu’à une petite partie du puzzle. Vous avez certains échanges d’emails qui restent en suspens… C’est très décevant de constater que la police ne souhaite pas prendre part à l’enquête car ce sont les seuls qui peuvent apporter les pièces manquantes, notamment en se procurant les rapports financiers.”
Un tournant pour les médias sud-africains
Les GuptaLeaks, première enquête collaborative de grosse ampleur en Afrique du Sud, sont également un tournant pour le journalisme d’investigation dans le pays : “Cette enquête est une véritable ‘masterclass’ pour les journalistes qui travaillent sur ces données ! Nous avons appris de nouvelles techniques et développé de nouvelles pratiques” affirme Susan Comrie.
Ces dernières années, le gouvernement a renforcé son contrôle des médias dans le pays et face à la propagande et la censure, le journalisme d’investigation prend une nouvelle tournure avec les révélations des GuptaLeaks. C’est ce que constate Jacques Paw dont le livre Les Gardiens du président fait l’objet de tentatives de censure du gouvernement : “Les médias sont très divisés. Il y a toujours des médias pro-Zuma, comme il y avait des médias pro-Apartheid et anti-Apartheid. Et depuis l’élection de Jacob Zuma, il y a d’importantes coupes dans le budget des médias. Avec les GuptaLeaks on revient à un journalisme d’investigation de grande qualité.”
Malgré tout, Jacques Paw reste très méfiant : “La liberté d’expression est inscrite dans notre constitution mais c’est la première fois depuis l’apartheid que nous vivons dans un pays où un livre peut être censuré et où l’Etat peut poursuivre des journalistes en justice. Nous devons être très prudents et ne jamais considérer nos libertés comme acquises.”
Adèle Humbert is an investigative radio and data journalist based in Paris. She worked on the Paradise Papers at Radio France with the ICIJ. She previously investigated potential wrongful convictions at the Medill Justice Project in the United States and produced “Shaken” an award-winning long-form audio story.
Madelene Cronjé is an independent photographer based in Johannesburg, South Africa. Formerly a staff photographer at the Mail & Guardian, she specializes in photojournalism and editorial portraiture